Dans les villes d’aujourd’hui, la voiture et ses divers alliés – autoroutes, routes asphaltées, lignes jaunes et blanches continues ou pointillées, pancartes de signalisation, feux de signalisation, stationnements, pancartes de stationnement, stations d'essence, bornes électriques, concessionnaires automobiles, garages, etc. – sont tellement omniprésents qu’ils semblent presque aller de soi. Cet arsenal automobile, bien qu’imposant et intrusif, se fond paradoxalement dans le décor. Ou plutôt, il est devenu le décor. Par répétition, la vue de ces objets s'est banalisée, au point où bien des gens ne les remarquent même plus, n'y pensent même plus.

Or, cette naturalisation occulte le fait que l’aménagement du territoire n’a pas toujours été conçu pour l’automobile, loin de là. En un siècle à peine, l’industrie automobile, en complicité avec les classes dirigeantes bien sûr, ont effectué une véritable conquête des villes ainsi que des voies interurbaines. Les infrastructures de transport multiples, comme les tramways, ou le transport de personnes par bateau ont été littéralement radiées pour faire place au réseau routier conçu uniquement pour l'automobile. La diversité des modes de transport a fait place au monopole du char, transformant ainsi rapidement et radicalement les paysages urbains et ruraux. Les lignes qui suivent tenteront de dévoiler cet assaut, dénaturalisant par le fait même la présence du char.

Avant l'arrivée des voitures, les citadin·ne·s pouvaient se déplacer notamment à pied, à vélo, en calèche ou en tramway. Ce dernier mode de transport, ayant été inventé en Angleterre durant la première moitié du 19e siècle, connait ses débuts en Amérique du Nord principalement pendant la seconde moitié du siècle. Le transport urbain au soi-disant Canada suit l'évolution de celui des soi-disant États-Unis, avec toutefois un certain décalage. À Montréal, la Montreal City Passenger Railway opère dès 1861 de longues voitures sur rails tirées par des chevaux, sur les rues Sainte-Catherine, Dorchester, Wellington et Notre-Dame. À Québec, le tramway fera son apparition quatre ans plus tard, en 1865. Les voitures seront tirées par des chevaux jusque dans les années 1890, où apparaissent les premiers tramways électriques. Cette période est marquée par une augmentation fulgurante du nombre de lignes de tramway, exploitées alors par des compagnies privées.

Au début du 20e siècle, avec l'apparition et la démocratisation de l'automobile, les compagnies de tramway sont de moins en moins rentables. Les automobilistes, de plus en plus nombreux, considèrent les tramways comme de grandes nuisances à la fluidité de la circulation. Dès les années 1920, les grandes villes d'Amérique du Nord et d'Europe doivent composer avec un problème croissant : le trafic. Les compagnies de tramways, étant des entreprises capitalistes visant essentiellement le profit, remplacent graduellement leur flotte par des autobus. Ces engins sont beaucoup moins coûteux à produire. De plus, contrairement aux tramways, l’emploi d’autobus ne nécessite pas d'entretenir des rails, une opération qui demeurait jusqu'alors aux frais des entreprises. Au contraire, les routes asphaltées sont subventionnées massivement par les gouvernements, lesquels financent encore aujourd'hui le réseau routier à coups de milliards de dollars chaque année. En 1951, la Ville de Montréal rachète la Montreal Tramway Company, qui détenait alors le monopole, afin de municipaliser le transport en commun. L'ancêtre de la STM remplace en 8 ans tous les tracés de tramway de la métropole par des trajets d'autobus. Les rails et les câbles d’alimentation électriques sont arrachés. Les anciens tracés sont parfois même asphaltés par-dessus les rails, sans les avoir préalablement arrachés. En 1959, les tramways sont complètement éliminés de la circulation à Montréal. 

Pendant ce temps, le char gagne du terrain par l'élimination progressive de son principal concurrent, le tramway. Mais l'espace ainsi libéré n'est pas suffisant. Les quartiers de l'époque sont très denses et les rues, étroites. Pour permettre le règne du char, il faudra élargir les rues, créer des autoroutes, des stationnements – nul besoin de dresser à nouveau la liste. Bref, il faudra réduire la densité urbaine pour faire de la place pour l'automobile.

Les urbanistes et les autorités politiques commandent alors ce que l’on nomme les urban renewal programs, ou programmes de renouvellement urbain, un ensemble de politiques axées sur une réorganisation et une reconstruction des milieux urbains. Des villes de tous les continents – de Buenos Aires à Sydney, en passant par Marrakech – sont radicalement transformées par cette mouvance idéologique et politique, entre les 19e et 20e siècles. Des rues sont supprimées afin d'élargir celles aux alentours. Des quartiers sont partiellement ou bien souvent totalement rasés, afin de faire place à la construction d'autoroutes, de centres commerciaux et de stationnements, entre autres. De nouveaux logements sont également construits, avec bien sûr une augmentation importante des loyers, procédé direct d'embourgeoisement. Ces nouveaux logements s'éloignent de plus en plus du centre-ville, augmentant en plus les frais de transport des personnes relogées.

La destruction de ces zones en grande partie résidentielles a bien évidemment nécessité l'expropriation des habitants. Les populations qui se sont vues dépossédées et expulsées de leur milieu de vie étaient majoritairement composées de personnes issues de la classe ouvrière, racisées et/ou autochtones. Par conséquent, les principales victimes étaient exploitées par des stratégies d'urbanisme conçues par et pour l'élite capitaliste, renforçant par le fait même les systèmes d'oppression qu'iels subissaient déjà tels le cishétéropatriarcat, la suprématie blanche et le colonialisme. Rappelons que la vague des renouvellements urbains a été amorcée historiquement dans le but de « revitaliser » des secteurs urbains construits rapidement, pollués et salis par l'industrialisation débridée du 19e siècle. Dans le jargon des élites, « revitaliser » est synonyme d'embourgeoisement. Cet euphémisme cache une volonté de dissimuler la pauvreté, sans pour autant vouloir la combattre. Il n'est donc pas un hasard que ce soient spécifiquement ces secteurs, habités par les ouvrier·ère·s, qui aient été ciblés pour les destructions massives laissant place aux infrastructures automobiles. En échange, l’écrasante majorité de ces populations expulsées n’ont pas été relogées, preuve que le motif principal des renouvellements urbains​​​​​​​ était de satisfaire aux industries – automobile, entre autres – et non de lutter contre les inégalités sociales.

Par exemple, la construction de l'autoroute Dufferin-Montmorency à Québec, inaugurée en 1976, a massacré une grande partie du quartier Saint-Roch, délogé des gens de leur maison et enlaidi le centre-ville. Cette autoroute, qui mène au centre-ville, est érigée en hauteur, de façon à surplomber le quartier Saint-Roch. Les bretelles de l'autoroute sont suspendues sur d'énormes piliers de béton, créant ainsi en surface un espace laid, rebutant et aliénant. Le tout financé à la hauteur de 70 millions de dollars par le gouvernement. On dénombre plus de 500 logements qui seront détruits dans le quartier Saint-Roch; 450 personnes seront délogées du quartier Saint-Jean-Baptiste; 700 personnes du quartier Limoilou; et finalement les 1000 personnes de la paroisse Notre-Dame-de-la-Paix, qui a complètement disparu en raison de la construction de l'autoroute, malgré les oppositions citoyennes organisées et soutenues. D'ailleurs, les habitant·e·s des villes touchées de par le monde ont systématiquement milité contre ces méga-projets destructeurs de leurs milieux de vie.

La conception de la ville passe ainsi d'un lieu habitable à un lieu de travail et de commerce. Les milieux de vie résidentiels sont relégués aux alentours des villes. Avec leur voiture, les travailleur·euse·s peuvent se déplacer plus ou moins efficacement des périphéries au centre-ville pour aller travailler, et emprunter le chemin inverse pour revenir chez elleux le soir. Ce déplacement de population permet de libérer de l'espace en ville pour faire place à l’automobile, via les urban renewal programs. On assiste ainsi à un développement accru des banlieues. Les quartiers ouvriers sont démantelés, sous prétexte de leur surpopulation et de leur insalubrité. Parallèlement, ils sont remplacés par les bungalows en périphérie, un aménagement qui rend l’auto-solo indispensable.

Toutefois, une nuance s'impose. L'étalement urbain, le capitalisme et le développement colonial ne sont pas l'apanage de l'automobile : ces phénomènes sont déjà bien ancrés dans les sociétés avant son apparition. En effet, des réseaux de tramways et de trains de banlieue permettent aux travailleur·euse·s de parcourir quotidiennement de grandes distances entre leur lieu de travail et leur résidence, et ce, déjà au 19e siècle – voir l'article suivant pour plus de détails. La construction du réseau ferroviaire est intimement liée à la colonisation du territoire et souvent citée comme étant l'élément essentiel de la naissance du soi-disant Canada. Le monopole du char s'inscrit dans cette même lancée, poursuivant ainsi les phénomènes coloniaux d’expansion résidentielle, industrielle et extractive déjà en marche.

 

 

Route:

Dans le langage courant, la route est aujourd'hui synonyme de route automobile, alors que rien n’indique dans sa définition qu’elle ne puisse être aménagée pour le vélo, ou la marche par exemple. Ce glissement sémantique illustre une fois de plus la domination du char dans l’imaginaire collectif lié aux transports.