Qu’est-ce que la diversité des tactiques? C’est le principe selon lequel tous les groupes affinitaires ou plus formels qui ont des objectifs compatibles peuvent choisir quelles stratégies et quelles tactiques ils souhaitent utiliser, sans se dénoncer ni se discréditer entre eux.

Au sein d’une même lutte, le principe de diversité des tactiques peut signifier que certains groupes vont préférer utiliser des tactiques comme les pétitions, l’éducation populaire et les événements culturels pour sensibiliser autour de l’enjeu, alors que d’autres peuvent choisir d’avoir recours à des formes d’action plus intenses (souvent dites «violentes» - nous reviendrons sur ce terme plus loin) comme des blocages, des occupations, des actes de le sabotage ou d’autres formes d’ actions directes. S’ils respectent la diversité des tactiques, tous ces groupes et ces personnes menant des actions différentes comprenent que les autres  tactiques ont leur place. Au fil du temps, leur lutte a plus de chances de préserver sa cohésion.

Bien entendu, lorsque des groupes s’entendent sur le principe de diversité des tactiques, cela ne veut pas dire que la critique n’est pas la bienvenue: il est sain d’émettre des critiques constructives et de  faire part de nos inquiétudes entre nos différents groupes lorsque nécessaire. Mais tout ne se déroule pas toujours aussi doucement, et il est fréquent que des tensions émergent entre les groupes utilisant des tactiques différentes.

Ces tensions apparaissent souvent lorsqu’un groupe est convaincu qu’utiliser des tactiques non-violentes est la seule manière de gagner, et que toute action dite «violente» - une vitre brisée, des feux d’artifices, des actes de sabotage - vont faire perdre toute crédibilité aux revendications d’un mouvement social, le diviser et augmenter la répression. Pour désamorcer cette forme de purisme qu’est le dogme de la non-violence chez certains groupes militants et s’outiller pour discuter avec nos proches non-militant·e·s de formes d’actions plus intenses, nous explorerons dans ce texte le concept de violence puis, brièvement, l’historique de quelques luttes sociales et comment des luttes qualifiées de non-violentes ou pacifiques sont en réalité plus complexes. Nous défendrons ensuite la pertinence stratégique de la diversité des tactiques. Finalement, nous verrons à quoi peut ressembler ce principe dans la pratique: d’abord, au sein d’une manifestation, puis, au sein d’une coalition de groupes utilisant des tactiques diversifiées.

Qu’est-ce que la violence?

Il est difficile de s’entendre sur une définition de la violence... La violence se limite-t-elle aux blessures physiques sur une ou des personnes, ou s’étend-elle aux biens matériels comme une vitrine de succursale bancaire? La violence psychologique est bien réelle, mais est-ce violent d’infliger du stress psychologique à un policier parce qu’on l’insulte ou qu’on lui lance des tomates? La violence systémique (par exemple, les meurtres ou les blessures commises par des policiers) est-elle équivalente à la violence utilisée en réaction à celle-ci? La violence se limite-elle à une attaque haineuse sur des personnes marginalisées ou s’étend-elle aussi à la chronique islamophobe et queerphobe du Journal de Montréal qui a précédé la violence de l’attaque physique? Quels facteurs vont faire en sorte qu’une violence est plus moralement acceptable qu’une autre?

Le but ici n’est pas de répondre en détail à chacune de ses questions, mais bien de démontrer comment il peut être ardu de s’entendre sur une définition universelle de la violence et d’entamer des réflexions sur les imbalances de pouvoir qui entrent en action lorsqu’il y a violence. Il est absurde de crier à la “violence des militant·e·s” dès qu’un·e manifestant·e lance une canne de soupe à des policiers munis d’équipement de protection intégrale, de matraques, de balles en caoutchouc, de poivre de cayenne, de grenades lacrymogènes, d’un 9mm et de l’avantage d’être une «force de l’ordre» qui a légalement le droit de recourir à la violence, car découlant de l’État.

Dénonçons l’hypocrisie qui consiste à ne nommer comme violence que celle de la résistance et à banaliser et légitimer celle qu’exerce les États canadien et québécois, par le biais de l’armée, de leurs corps policiers et de leurs appareils législatifs et judiciaires. Les déportations de personnes migrantes; la répression des personnes autochtones défendant leur territoire et la vie de nous toustes contre des projets pétroliers et gaziers; l’inaction face aux milliers de femmes et de personnes bispirituelles autochtones assassinées ou portées disparues; l’inaction face à la crise du logement; le simple fait que des personnes doivent vivre dans la rue; la précarité dans laquelle les travailleur·euse·s du sexe vivent; la misère grandissante de la majorité de la population pendant que les riches deviennent plus riches; la loi 21 qui a attisé l’islamophobie dans la province; les avantages fiscaux qui font en sorte que plus de 75% des compagnies minières ont leur siège social au Canada – dont plusieurs compagnies sont liées aux assassinats de personnes militantes dans le Sud Global1 - les niveaux d’arsenic dangereux près de la sacro-sainte Fonderie Horne, et la liste pourrait s’allonger longtemps. Ce sont là toutes des formes de violences qui ne sautent peut-être pas aux yeux comme un coup de poing au visage, mais qui sont dévastatrices sur la vie des personnes et des écosystèmes, ici comme ailleurs, et souvent de façon beaucoup plus pernicieuse. Nous considérons comme légitime toute violence utilisée en réaction ou en défense à ces violences systémiques et surpuissantes nommées plus haut.

Petit commentaire historique

Les groupes défendant la non-violence et la présentant comme étant la seule tactique qui puisse fonctionner face à la sixième extinction de masse  - Extinction Rebellion et Just Stop Oil  n’en sont que deux exemples - ignorent le fait que tous les mouvements sociaux se caractérisent par une hétérogénéité d’acteurs et une pluralité de moyens d’action. Le but du présent texte n’est pas de faire une analyse historique approfondie, mais nous tenons à mentionner que même les luttes souvent prises en exemple par les personnes défendant la non-violence sont en fait plus complexes que ce que l’histoire coloniale et blanche nous apprend. Les suffragettes ont brisé des vitrines, faient exploser des boîtes aux lettres et incendiées des bâtiments municipaux. Martin Luther King Jr. était un fervent défenseur de la non-violence, mais portait un fusil partout où il allait pour se défendre. Gandhi avait l’appui non seulement de militant·e·s pacifiques, mais aussi d’une guerrilla armée.

Et pendant qu’on parle un peu d’histoire: les opposants aux mouvements sociaux - l’État, les entreprises privées, les propriétaires, les médias - tenteront toujours d’utiliser les désaccords et les tensions qui se cristallisent au niveau du choix des tactiques employées, afin de créer une dichotomie entre les ‘’bon·ne·s manifestant·e·s’’ défenseur·e·s de la non-violence et les ‘’mauvais manifestant·e·s’’ utilisant la violence dans l’objectif de désolidariser les mouvements sociaux et délégitimer la contestation. En 2012, lors des grèves étudiantes, le phénomène était clair: les médias en venaient même à suggérer que les personnes qui brisaient des vitrines ou qui lancaient des cailloux aux policiers n’étaient pas étudiantes, mais plutôt des «casseurs» infiltré·e·s dans le mouvement uniquement pour troubler la paix. Inutile de préciser qu’il est absolument probable d’être une personne étudiante ET d’être en colère contre les hausses de frais de scolarité ET de s’adonner à la destuction de biens matériels; la casseuse et l’étudiante sont une seule et même personne. Pour ne pas se laisser affaiblir par le fossé que nos ennemis tenteront de creuser entre nos groupes, entendons-nous sur le principe de la diversité des tactiques. La diversité des tactiques c’est comprendre que des groupes et des personnes différentes, dans des circonstances similaires, vont choisir d’utiliser des tactiques de résistances différentes, que ce choix est motivé par des réflexions politiques et qu’au final, nous luttons toustes dans la perspective d’un changement social.

La diversité des tactiques est plus qu’un principe: elle est stratégique

La diversité des tactiques n’est pas une apologie de l’utilisation de la violence par certains groupes, mais plutôt la confiance en leur capacité de réflexions stratégiques. Plutôt que d’opposer violence et non-violence, il semble plus intéressant de réfléchir nos actions en termes d’harmonie des tactiques. En effet, comme dans toute lutte, des groupes plus ou moins établis peuvent agir en organisant des actions ou activités. La communication n’a pas à être explicite: chacune des organisations fait ce qui lui semble pertinent. C’est l’idée même de la semaine de Rage Climatique: fournir un espace à des activités diversifiées. Dans cet espace peuvent être répondus plusieurs besoins du mouvement écologiste actuels.

D’abord, un premier besoin est celui de force collective, qui est fréquemment répondu par des manifestations larges, où nous nous sentons soutenu-e-s par une vaste part de la population. Ensuite un autre besoin est de répandre le message, d’aller au-delà des cercles militants traditionnels, ce qui est répondu par des actions symboliques et de visibilité et par de l’éducation populaire comme des camps de formation ou des publications, comme ce journal. Finalement, nous avons aussi à faire pression sur les capitalistes et l’État par des actions de perturbation, de blocage et de sabotage. Parce que nous en sommes désormais à une ère de global boiling, le caractère violent de nos actions est éclipsé, par la violence inouïe de la crise climatique - intimement liée aux violences du capitalisme et du colonialisme. Il s’agit en fait d’autodéfense face à un système qui détruit tout. Aucune de ces tactiques n’est réellement contradictoire et nous sommes plus fort·e·s lorsque ces stratégies se lient entre elles.

Une telle diversité apporte une foule de bénéfices pour nos mouvements. D’abord, si des gens hésitent entre faire une action peu utile et rien du tout, il est beaucoup plus bénéfique qu’iels tentent de faire quelque chose, pour saisir la pertinence limitée de leur action. Peu importe que ça soit une action-pièce de théâtre où on se déguise en banquiers qui tuent des ours polaires devant une banque pour faire des belles photos Instagram ou un blocage des conteneurs du port, les actions plus softs sont souvent le point d’entrée dans nos mouvements. Ceci a pour effet de maximiser l’inclusivité du mouvement. De plus, en décentralisant les actions et les activités organisées, on évite à la fois qu’une organisation s’arroge le pouvoir, et on complexifie le travail des forces de l’ordre qui ne peut plus simplement viser un groupe au centre des actions.

La non-dénonciation en pratique

Lors de la COP15 en décembre 2022, Bloquons la COP15 – l’ancêtre de Rage Climatique – a fait circuler un accord de non-dénonciation que plusieurs groupes militants étaient invités à signer. La non-dénonciation est la base de la diversité des tactiques pour éviter de se nuire mutuellement; le bare minimum. Comme son nom l’indique, c’est le refus stratégique de dénoncer aux autorités les actions d’autres groupes et de dénigrer ces actions sur nos plateformes – réseaux sociaux, journaux, radio, télé… Mais est-ce qu’on peut faire mieux et, en plus de ne pas dénoncer, décider de se renforcer mutuellement, car nous réalisons que nos  objectifs sont compatibles? Ici, on n’a pas de réponses définitives, mais nous invitons à la réflexion. Les groupes et les personnes qui disposent de visibilité médiatique peuvent parler des actions intenses qui se passent, les amplifier et contribuer à une plus grande compréhension que la situation est grave, et que ce genre d’action risque de se reproduire. Les ONGs et autres groupes disposant de fonds peuvent trouver des façons de soutenir financièrement des groupes qui ont moins de ressources.

La collaboration peut aussi se faire au niveau des revendications et des actions menées. Pourquoi ne pas se parler un peu et explorer comment nos différents messages et actions peuvent s’amplifier mutuellement, même si elles n’ont pas le même niveau d’intensité?

Bien entendu, il y a un danger que les groupes qui n’ont pas de perspective révolutionnaire donnent de la visibilité aux luttes révolutionnaires… en diluant leur message. Ou que, similairement, des ressources financières soient octroyées en échange de changements dans l’angle des revendications, dans la nature de l’action… Ce genre de phénomène est à éviter absolument. Le plus important est que les groupes préservent leur autonomie. Sinon, ce n’est pas de la diversité de tactiques mais de la co-optation, laquelle est toujours nocive aux changements sociaux : en effet, lorsqu’il y a co-optation, c’est parce qu’un groupe dominant souhaite préserver son pouvoir et fait quelque chose qui aide certaines personnes, qui ressemble à première vue à l’action révolutionnaire initiale, mais qui est vidée de tout son potentiel transformateur. Comme l’illustre Dean Spade dans Mutual Aid: building solidarity during this crisis (and the next), l’exemple parfait de co-optation est le programme de petits-déjeuners mis en place dans les années 70 par le Département de l’agriculture aux États-Unis dans l’optique d’atrophier l’initiative du Black Panther Party qui offrait des petits-déjeuners aux enfants de quartiers populaires. Contrairement au programme émancipateur des Black Panthers, qui permettait aux familles noires des quartiers populaires de se nourrir et de développer des liens communautaires et une analyse commune du racisme aux États-Unis, le programme mis en place par l’État américain était (et est toujours) discriminatoire, car pour bénéficier du service, il fallait répondre à certains critères précis. De plus, l’aspect d’éducation politique révolutionnaire y était de toute évidence absent, en plus  d’enlever de l’autonomie aux communautés. C’est pourquoi la méfiance est parfois de mise de la part des groupes révolutionnaires et pourquoi les personnes alliées faisant partie de groupes ayant des ressources, si elles veulent réellement soutenir les groupes révolutionnaires, se doivent d’aller dans le sens de leurs initiatives sans co-opter, écraser, modifier.

Conclusion

On pourrait s’exténuer à force de se battre contre le principe de diversité des tactiques, mais il faut bien se rendre à l’évidence: il est impossible de contrôler ce que d’autres personnes ou groupes feront. Même David Suzuki déclarait en 2021 dans une entrevue que «des gens vont commencer à briser des pipelines» de manière sereine, sans dénigrer ce genre d’action, mais en déclarant que cela arrivera inévitablement. Face à la destruction de la vie et la multiplication des feux de forêts, inondations, tornades et vagues de chaleur causés par les changements climatiques, les actions plus intenses vont se multiplier. Travaillons pour que cette diversité inévitable empuissance nos mouvements; ne laissons pas des conflits rigides les détruire.

 

Notes:

1. https://bitly.guru/mmCgj