Pour légitimer le règne du char, on évoque souvent que ces engins seraient indispensables afin de se déplacer entre les villes et vers les régions éloignées des grands centres urbains. En effet, comment se déplacer de Saint-Bruno-de-Montarville à Montréal sans voiture, pour arriver au travail à 8h30 le matin? Comment acheter sa nourriture sans automobile quand l'épicerie la plus proche est dans le village voisin? Comment aller visiter ses parents à Dolbeau-Mistassini sans char?
Ces contraintes de distances servent aujourd'hui à justifier le monopole du char. Mais si ces déplacements sont devenus indispensables et presqu'infranchissables sans automobile, c'est précisément parce que l'aménagement du territoire et l’économie capitaliste visent à tuer toute alternative de transport. Les agglomérations ont aussi été centralisées autour des infrastructures automobiles. Les vies sous le capitalisme actuel sont bien plus dispersées qu'avant – on peut vivre, étudier et travailler dans des villes différentes –, ce qui augmente nos besoins en transports interurbains et complique la chose.
Avant l'arrivée du char, les trajets de longue distance étaient accomplis à travers une diversité de moyens de transport : marche, raquettes, canot, bateau, train, tramway, calèche, vélo, etc. Évidemment, cette conversion des transports interurbains collectifs ou actifs vers l'auto-solo ne s'est pas faite magiquement. Encore moins naïvement. Les réseaux de trains de passager·ère·s n'ont pas été abandonnés par un pur hasard. La toile d'autoroutes ne s’est pas construite par la simple main invisible du marché. Les milieux de vie ont historiquement évolué pour se rapprocher des principaux axes de transport de l'époque, que ce soient par exemple les cours d'eau, les chemins de fer ou encore les autoroutes. Comment ce processus a-t-il été commandé, financé et forcé par les élites coloniales capitalistes pour renforcer la culture du char? Voilà ce que les lignes qui suivent tenteront de retracer.
Le tansport via les cours d'eau
Avant la colonisation de l'Île de la Tortue, les rassemblements et les agglomérations s'établissent le long des rivières, fleuves et mers, qui servent à la fois de sources d'eau et d'axes de transport. Dans le cas des communautés innues qui peuplent le Nitassinan – territoire ancestral recouvrant une partie des régions nommées aujourd'hui Lac-Saint-Jean, Côte-Nord et Labrador –, elles descendent le cours des rivières en canot, jusqu'aux embouchures du fleuve Saint-Laurent, au printemps. Les communautés se rejoignent alors, établissent des campements temporaires et cohabitent durant l'été. À l'automne, les familles se séparent et remontent les cours d'eau en canot pour rejoindre chacune le pan de territoire qu'elles ont traditionnellement occupé. Par exemple, les familles qui vivent l'hiver aux alentours du lac Manicouagan redescendent la rivière du même nom au printemps. Elles peuvent se retrouver sur les rives du fleuve, avec les communautés qui arrivent des rivières aux-Outardes et Betsiamis, des cours d'eau adjacents. On constate que le moyen de transport de longue distance repose essentiellement sur l'hydrographie du territoire. Les milieux de vie sont donc établis près des plans d'eau.
Plus tard, les colonisateurs accostent et explorent le territoire en caravelles. Ils découvrent donc en premier lieu les régions près des rives fluviales, où ils choisissent d'établir les premières agglomérations eurodescendantes. Les colons n'accèdent d'ailleurs que beaucoup plus tard à l'intérieur du Nitassinan, au Nord, et ce, en profitant du savoir et des habiletés d'autochtones qui leur serviront de guides. Bref, les villes coloniales se trouvent elles aussi alignées avec les axes de transport que sont les cours d'eau. Les caravelles sont ensuite remplacées par les bateaux à vapeur, puis à pétrole... on comprend le principe.
Les chemins de fer prennent le relai
Par la suite, le train joue un rôle essentiel dans le transport des personnes et des marchandises, avant même les débuts de la Confédération canadienne. Alors que les premiers rails apparaissent dans les mines britanniques au 17e siècle, le premier vrai chemin de fer apparaît dans la colonie en 1836. Il s'agit de la Champlain and St. Lawrence Railroad, qui propose un trajet de 12 kilomètres entre La Prairie et Saint-Jean-sur-Richelieu, reliant ainsi la Rive-Sud au lac Champlain. L'objectif des actionnaires de ce projet est de faciliter les déplacements entre soi-disant Montréal et New York et, du même coup, les échanges commerciaux entre les deux métropoles. On constate d'ailleurs que le but principal de cette construction est de développer l’économie et de faire des profits, et non d’offrir un service utile à la population.
Le réseau de chemins de fer se développe rapidement. Dès 1849 est adopté le Guarantee Act, une loi canadienne définissant les paramètres des subventions publiques aux compagnies de chemin de fer. Durant la seconde moitié du 20e siècle, des sommes faramineuses du trésor public sont accordées à ces entreprises par le biais de subventions en espèces, d’intérêts garantis, de concessions de terrains, de remboursements de taxes et de droits de passage. Le nombre de kilomètres de voies ferrées dans les deux « Canadas » passe de 106 en 1850 à plus de 3200 en 1860. Ces chantiers d’envergure entraînent des difficultés financières pour toutes les premières compagnies de train. Des dépenses importantes sont épongées par les gouvernements, sous prétexte que le développement des chemins de fer favorise la croissance économique du pays naissant.
Ce moyen de transport sert également de pilier à la création de la Confédération canadienne de 1867 et à la colonisation des terres à l’Ouest et au Nord du soi-disant Ontario. La construction du chemin de fer Intercolonial est terminée en 1876, reliant les provinces créées par les instances coloniales sous le nom de Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Québec et Ontario. En 1871, la soi-disant Colombie-Britannique se joint au pays sous condition d’être reliée aux provinces maritimes par un nouveau chemin de fer, ce qui sera accompli en 1885 avec le Canadien Pacifique (CP). Outre l’emploi de personnes immigrantes sous des conditions de travail misérables, le Canadien Pacifique est responsable de la colonisation des Prairies canadiennes et des Territoires-du-Nord-Ouest. En effet, entre 1871 et 1877, les Traités numérotés 1 à 7 sont signés, permettant à la Couronne de s’approprier des terres traditionnellement occupées par les peuples autochtones, au nord de la frontière étasunienne. La construction du chemin de fer peut alors commencer, expropriant ainsi les populations de leur territoire et milieu de vie ancestral.
Encore une fois, on remarque que le chemin de fer n’a pas à l’origine pour objectif principal de rendre service à la population, puisque les tracés entrepris ne correspondent pas aux trajets franchis régulièrement par les habitant·e·s de l'époque. Au contraire, les grands projets de chemin de fer servent plutôt à renforcer l'occupation blanche et l'exploitation du territoire de plus en plus loin, à poursuivre le développement colonial et le génocide progressif des populations autochtones.
Les compagnies ferroviaires propulsent la colonisation
Afin de développer économiquement les régions ouvertes à la colonisation, la compagnie du Canadien Pacifique établit des hôtels et des restaurants sur les quelques 25 millions d’acres de terrain octroyés par le gouvernement fédéral le long du tracé. En plus du tourisme, elle se lance dans les industries minière, métallurgique et maritime. Des villages industriels naissent ainsi près des gares et des stations. Plusieurs de ces stations sont des centres de réparation et d’entretien de locomotives et de voitures ferroviaires. Le développement agricole de l’Ouest et du Nord du pays débute également avec la création de centres ruraux. Le même phénomène se produit également dans les régions du soi-disant Québec.
Ces nouvelles villes sont conçues de sorte que tout soit à proximité, accessible à pied ou en transport hippique. Les populations rurales, ne pouvant facilement ni fréquemment sortir de leur hameau, sont également forcées de se déplacer à pied ou en calèche pour acquérir leurs subsistances nécessaires – vivres, outils, matériaux, etc. C'est pourquoi chacune des agglomérations possède à l'époque son magasin général et tous les autres services de base à moins de 10 kilomètres à la ronde. Il y a donc rarement plus de six rangs par village, répartis de chaque côté du centre.
Les villes jouent à la chaise musicale
Simultanément, les tramways et trains de banlieue se développent autour des grands centres urbains, comme dans la région métropolitaine de soi-disant Montréal. Dès les années 1850, il existe un service de navette de trains de banlieue entre la métropole et ses banlieues aux heures de pointe. Des traversiers permettent le passage des trains de part et d'autre du fleuve Saint-Laurent. En 1859, le premier lien fixe entre soi-disant Montréal et la Rive-Sud est créé, c'est le pont Victoria. Cela facilite la traversée des locomotives, permettant d'augmenter la fréquence des passages.
Au début du 20e siècle, l'automobile fait son apparition dans le transport interurbain. Les premières routes destinées aux chars voient le jour, d'abord en gravier, puis en macadam, en béton et en asphalte. Le réseau se développe particulièrement autour des années 1920 et 30, reliant les villes et villages entre eux, les centres de production aux centres de consommation, ainsi que les régions « éloignées » aux métropoles du Sud de la province. Les routes construites sont de plus en plus grandes, pour faire face au nombre croissant de véhicules et de poids lourds. Dès 1957, la construction d'autoroutes se propage à travers la province. Ce développement routier est promu principalement dans l'optique de favoriser le transport de matières premières et de marchandises entre les régions et les centres urbains. Par exemple, Sept-Îles ainsi que de nombreux villages de la Côte-Nord connus comme postes de pêche, voient l'ouverture de mines, d'entreprises forestières et de centrales hydroélectriques à partir des années 1950 avec l'agrandissement du réseau routier.
En même temps, la dynamique d'aménagement du territoire change radicalement avec ce réseau routier, car l'automobile permet aux particuliers de se déplacer au quotidien sur de plus grandes distances selon un horaire flexible. Il leur est désormais possible de se ravitailler facilement en vivres et autres nécessités grâce aux infrastructures des villes environnantes. Les villes émergentes ne fournissent donc plus forcément tous les services de base à leur population. Ces constructions, parfois même financées par les compagnies pétrolières, visent directement à maintenir la dépendance des habitant·e·s envers les infrastructures automobiles. De manière générale, les services se centralisent autour des routes principales. Ce phénomène s'illustre entre autres par les dépanneurs qui ferment dans les régions rurales, car les centres d'achat sont plus rentables avec leur large bassin de clients.
Ainsi, les centres névralgiques se déplacent progressivement. À l'intérieur même de chaque territoire, certains lieux sont progressivement abandonnés et désertés au profit d'autres. En effet, les agglomérations se développent toujours en fonction du mode de transport utilisé. Quand les gens utilisaient le train et la calèche, les endroits les plus populeux se trouvaient autour des gares. Avec la venue du char, ces anciens centres se dévitalisent et les services sont excentrés vers les lieux plus proches des nouvelles routes et autoroutes.
Les trains de passager·ère·s se font rares
En conséquent, les compagnies ferroviaires font face à une diminution drastique de la fréquentation de leur réseau. Les difficultés financières résultantes mènent à la nationalisation des chemins de fer et à la création du Canadien National (CN) en 1919. Les liens ferroviaires sont de plus en plus soumis aux impératifs capitalistes de rentabilité, car les États financent de moins en moins les voies ferroviaires, au profit du développement routier. Cela force le CN à se concentrer sur le transport de marchandises, de loin plus lucratif que le transport de passager·ère·s. Ce service en souffre évidemment. En 1977, le gouvernement fédéral crée Via Rail, afin de remplir minimalement cette exigence. Le Canadien National peut alors canaliser encore plus ses activités vers le commerce et engranger plus de profits. La Loi de 1987 sur les transports nationaux facilite ensuite l'élimination de lignes de train moins rentables dans les régions éloignées des grands centres. En 1989 seulement, le CN et le CP déposent à l'Office national des transports des demandes de fermeture de 65 lignes de transport de marchandises, totalisant plus de 2 100 kilomètres. Les lignes de train de passager·ère·s en prennent également un coup dans les années 1980 et 90. Alors que les villages étaient auparavant désservis en trains de passager·ère·s, ce service est progressivement démantelé.
En 1995, le CN est privatisé après des démarches préliminaires en 1989 et en 1992. Lors de cette transaction, le gouvernement vend non seulement les locomotives et les voitures de train, mais également les rails. C'est pourquoi Via Rail et les autres compagnies de trains de passager·ère·s doivent encore aujourd'hui payer leurs droits de passage au CN, en plus d'être les dernières en priorité sur les rails et de devoir céder la place aux trains de marchandises. Ce qui mine encore plus la qualité et l'étendue du service. Durant ces mêmes années, le réseau d'autobus interurbains connait un déclin similaire sans que les décideurs ne posent de questions sur le flot toujours grandissant d'automobiles sur les routes.
Repenser le transport de longue distance
En somme, on a pu constater comment l'aménagement et l'occupation du territoire évolue selon le moyen de transport priorisé par les élites coloniales et capitalistes, grâce à l'exemple du transfert du transport ferroviaire à l'automobile. Si le char semble incontournable aujourd'hui, c'est largement le résultat d'une évolution forcée au profit des entreprises et des plus riches. En priorisant d'autres critères comme l'équité, la qualité de vie pour toustes ou la protection de l'environnement, on pourrait penser l'aménagement du territoire et les modes de vie autrement, sans char.
Quelque-chose-Station
On peut encore aujourd'hui constater les vestiges de ce processus : les petits hameaux qui s’appellent Quelque-chose-Station, c’est là où se trouvaient les gares de train avant. Il y avait foule le long des quais des villages aujourd'hui désertiques pour prendre le train en direction de n'importe où et pour revenir le soir même. La plupart des petits villages ont maintenant transformé leur vieille gare abandonnée en musée ferroviaire, ou en crémerie hors de prix pour cyclistes de fin de semaine. Avant d'être remplacés en pistes cyclables ou pire en trails de quatre-roues dans les coins les plus reculés, des rails reliaient la plupart des villages d'Amérique du Nord.