Lorsqu’on envisage d’abord et avant tout la croissance économique à partir de ses grandeurs matérielles (tonnes de ressources naturelles et de gaz à effet de serre, hectares de terres, etc.) plutôt que par sa grandeur monétaire (le PIB), la croissance économique apparaît immédiatement comme un jeu à somme nulle, voire négative. Lorsqu’il y a croissance économique quelque part, il y a généralement une perte ailleurs. Cet ailleurs comprend d’autres sociétés humaines présentes ou futures, les écosystèmes, les êtres vivants non-humains, etc. Par exemple, la croissance annoncée des véhicules électriques concentrés dans le Nord global signifiera une décroissance de la disponibilité de minéraux pour les générations futures, une dépossession systématique des sociétés où se déroulent les opérations d’extraction et de déversements des déchets, et bien sûr une destruction d’habitats pour l’ensemble du vivant.
La domination de la représentation monétaire (PIB) de la croissance a l’avantage de masquer les externalités qui annulent tous ses prétendues bénéfices, d’autant plus que ceux-ci ne profite qu’à une minorité. Une lecture complète de la croissance économique doit permettre de rendre compte de sa matérialité, du discours idéologique qui l’accompagne et des rapports sociaux de domination impliqués.
La croissance comme matérialité
En 2019, il s’est extrait dans le monde près de 100 milliards de tonnes de ressources naturelles, soit le double du seuil de durabilité établi. La croissance économique exige une expansion de l’extractivisme et de l’impérialisme qui le rend possible.
La croissance comme idéologie
Il n’est pas surprenant que la croissance économique soit l’horizon politique de la classe au pouvoir : cette croissance profite d’abord et avant tout à cette classe, c’est pourquoi elle devient son objectif, ensuite présenté comme souhaitable et porteur d’intérêt général. Un vocabulaire en découle : sous cette idéologie, les capitalistes deviennent des créateurs d’emplois (la croissance n’est pas générée par les travailleuses et travailleurs, bien sûr!), les écosystèmes sont des ressources naturelles, l’économie se résume à des indicateurs boursiers, les pays spoliés sont plutôt des pays en développement, etc.
La croissance comme rapports sociaux de domination
À chaque année depuis le tournant des années 1990 et la mondialisation économique (lire : l’expansion mondiale du capitalisme et l’approfondissement du colonialisme), les pays du Nord global importent au net l’équivalent du travail de 200 millions de travailleuses et travailleurs temps plein du Sud. Une portion importante de la population du Sud global est donc mise au travail pour produire pour le Nord. Ce prétendu libre-échange est donc un appauvrissement, reconduit par des rapports de propriétés militarisés où les actifs de grandes entreprises s’en trouvent protégés. Cette dynamique a également cours au sein des pays du Nord, ce contre quoi les peuples autochtones du Canada et des Amériques continuent de se battre.
Faire de la décroissance un jeu à somme positive
Pour se défaire de la croissance, il faudra donc lutter contre sa matérialité, son idéologie et ses rapports sociaux de domination. Or, puisque toute société implique nécessairement une matérialité, une forme d’idéologie politique et des rapports sociaux particuliers, les différentes propositions politiques débattues (éco-socialisme, communalisme, planification démocratique de l’économie, éco-anarchisme, etc.) peuvent également être pensées à partir de cette grille tripartite.
La matérialité d’un monde post-croissance: quel rapport social à la nature prévaudra? Quelles seront les conditions matérielles des sociétés?
L’idéologie d’un monde post-croissance: quel vocabulaire et discours représenteront le bien-commun? Quelles seront les conditions de production de ce discours?
Les rapports sociaux d’un monde post-croissance: comment sera organisée la répartition sociale des tâches? Quelles formes prendront les institutions délibératives et décisionnelles?
L’aggravation des crises écologiques rend le statu quo politico-économique de plus en plus utopique/dystopique. La matérialité, l’idéologie et les rapports sociaux des sociétés de croissance ne sont pas viables. Or, la classe au pouvoir et ses moyens de l’exercer prolongeront le plus longtemps possible ce régime, puisque leur pouvoir en est tributaire. Entre-temps, les GES et les destructions exponentielles d’écosystèmes continueront de s’accumuler, dans une même mesure qu’un sentiment de rage écologique montant.
Notes:
1. WU Vienna et UN IRP Global Material Flows Database, en ligne, https://bitly.guru/nCnNc
2. Jason Hickel, Christian Dorninger, Hanspeter Wieland, Intan Suwandi, 2022, ‘’Imperialist appropriation in the world economy: Drain from the global South through unequal exchange, 1990–2015’’,Global Environmental Change, Volume 73-102467.
3. M. Schmelzer, 2022, ‘’The Future is Degrowth: a Guide to a World Beyond Capitalism’’, Verso.