Faisons un bref exercice de pensée. Le capitalisme est né dans le lit d'une société relativement fonctionnelle: des paysan·ne·s qui travaillent pour survivre, qui organisent leur propres besoins – parasité·e·s par la royauté et la noblesse, mais quand même libres de produire ce qui leur semble nécessaire et de le consommer en partie. Au contraire, la logique capitaliste actuelle détermine ce que l'on produit et consomme. Ça vaut pour tous les domaines économiques, dont le transport.
Prenons un exemple avant de commencer. Dans le cas de l'alimentation, il est très difficile, surtout pour des résident·e·s des villes, de manger autre chose que ce qu'offrent les (super)marchés. Les produits offerts – ceux qui sont consommés par la population – sont le reflet de ce qui est économiquement efficace à produire. Prenons l'exemple du pain: jusque dans les années 1930, le pain était principalement produit de manière artisanale dans chaque région. Avant l'invention du pain tranché – capable de résister au séchage avec son emballage –, il fallait que sa production reste locale et décentralisée, car il devait être consommé le jour même de sa production. Le pain moderne d'épicerie, quant à lui, est produit dans des usines et distribués à des milliers de kilomètres. Ce produit n'est que le reflet de la volonté du système économique actuel à centraliser les productions pour réduire les coûts de main-d'oeuvre.
La même chose s'applique aux transports. À l'époque, les élèves des écoles de rang pouvaient aller en classe à pied. Avec l'invention des autobus, les écoles de rang laissèrent place à des polyvalentes et à des écoles centralisées, renforçant ainsi la dépendance à ce nouveau moyen de déplacement. Le transport a été transformé au passage en une marchandise. Une nouvelle part de la vie est ainsi soumise aux lois économiques, dont celles de l'offre et de la demande. Cet article tente donc d'expliquer comment le marché capitaliste structure l'offre de transport, pour ensuite évaluer ce qu'il serait possible de faire pour démarchandiser le transport.
Pensons à tout ce qui le permet le transport dans la société actuelle: les autos, les concessionnaires automobiles, les stations services, les services d'autobus, les terrains de stationnement, les autoroutes, les chemins de fer, les trains, le métro, les pistes cyclables et les trottoirs. Supposons que demain matin l'État disparaît et le capitalisme s'effondre: comment agit-on pour rendre le transport fonctionnel à nouveau? On peut garder temporairement les structures en places, mais il faut rapidement penser aux modes de transport à privilégier pour améliorer la qualité de vie de toustes. Quel est le bénéfice à la collectivité qu'une personne se rendre au travail à vélo, versus en auto? Comment amorcer une transition vers des modes de transport plus agréables pour toustes?
Le constat le plus évident à faire, c'est que le marché a créé une stratification en fonction de la capacité de payer: plus tu es riche, plus tu peux te déplacer facilement. La plupart du temps, ce pouvoir de déplacement permet de se rendre rapidement dans des espaces peu desservis par le transport en commun, où les logements sont beaucoup plus agréables, piscines et jardins personnels inclus. On se retrouve donc avec deux pôles. D'un coté, ces secteurs périphériques, souvent conçus pour empêcher le transport collectif et favoriser la ségrégation, nécessitent avant tout une densification et l'implantation de nouveaux services de proximité. À l'autre pôle, les centres urbains voient une concentration plus forte de marcheur·euse·s, souvent résignés par la faible offre de transport collectifs accessibles. Dans les différents quartiers, les gens qui viseront à régler leurs problèmes par elleux-mêmes auront différents enjeux. Partout l'action est possible, et c'est à chacun·e·s de s'y attaquer.
Cet exercice de pensée s'applique en fait dans la réalité: on peut agir ici et maintenant pour démarchandiser le transport. La première étape pour résoudre ces inégalités passe par l'implantation d'une offre minimale de transport collectif accessibles à toustes, qui sera ensuite bonifiée. À petite échelle, il est beaucoup plus facile d'y arriver en menant des luttes décentralisées, que l'on pense à l'ouverture d'espaces de réparation de vélo communautaires, aux victoires historiques pour l'ouverture du pont Jacques-Cartier aux cyclistes hivernaux, ou à l'obtention de la gratuité du transport en commun pour les personnes âgées. Le problème reste toujours de ne laisser personne derrière, considérant que toutes les personnes possèdent des besoins, des capacités – financières, physiques, etc. – et une mobilité différentes, pour toutes sortes de raisons. À l'échelle d'une ville, il faut lutter pour des transports collectifs étendus, accessibles et gratuits. Il faut notamment une offre améliorée de transport adapté, laquelle équilibrerait l'accès de toustes aux services offerts par la ville – voir l'article « Montréal est (encore) une ville capacitiste ». Cette stratégie va totalement à l'encontre de l'aménagement du transport en commun actuel, structuré essentiellement pour faciliter les heures de pointes des automobilistes, une portion restreinte de la population.
En revanche, il ne faut pas se leurrer sur les intérêts qui s'opposent à une telle démarchandisation. En effet, les profits de l'industrie automobile, pétrolière et énergétique sont directement menacés par une réduction généralisée des frais de transport, ne serait-ce qu'en fournissant des espaces pour permettre aux gens de se déplacer à vélo. Ainsi, la stratégie ne doit pas seulement se limiter à augmenter le minimum disponible hors marché, mais aussi à limiter la croissance des profits possibles sur le transport. C'est pourquoi le dernier numéro de ce journal s'appelait « Bloquons Northvolt » et que celui-ci s'intitule « Transports pour toustes ». Les stations-services, les bornes de recharge, les concessionnaires automobiles et les centres de production de chars doivent continuer d'être ciblés par les actions militantes. Il n'est pas nécessaire de frapper assez fort pour les détruire directement: si les cibles sont multiples, la réduction de la croissance des profits dans le secteur automobile aura tôt fait d'envoyer les investissements dans d'autres sphères.
Une telle stratégie en deux axes – où le combat se mène autant pour des alternatives que contre les infrastructures existantes – a plusieurs avantages. La création d'alternatives de transport permet notamment de fournir les bases matérielles à des luttes plus fortes. En effet, les villes les plus militantes sont celles où il est possible de vivre à peu de frais, sans devoir travailler à temps plein. Développons donc nos capacités de lutte politique en rendant les villes plus accueillantes! Transports pour toustes!