Les différentes vagues de transport ont laissé des traces à Montréal. La dernière, celle des tramways, a laissé des signes incontournables: les rues larges comme Ontario, Sainte-Catherine, Saint-Antoine, Frontenac, Papineau et Saint-Denis laissaient place à des tramways. On y voit encore parfois les rails qui ont été ensevelis sous l'asphalte à la fin des années 1950. Ces rues, depuis l'époque, ont laissé place à de plus en plus de voitures. Or, le fait que l'adoption de la voiture, excessivement dispendieuse, ait été bien graduelle a laissé le temps à la ville de s'adapter à ce nouveau moyen de transport: ajout d'autoroutes, d'échangeurs, de ponts, de stationnements, élargissement des rues et étalement vers les banlieues. Dès lors, la ville ne pouvait plus contenir tous ses habitant·e·s vu la forte demande d'espace du transport automobile. On a donc dû démolir nos villes pour laisser la place aux chars, comme décrit dans l'article « La métamorphose des villes ».
En effet, jamais la ville n'avait connu de moyen de transport aussi gourmand en espace: alors qu'une voie consacrée à un tramway permet la circulation de 4000 à 8000 personnes par heure, une voie consacrée à la circulation automobile ne transporte que 600 à 1600 personnes à l'heure. La solution qu'on nous propose est d'élargir les routes, de détruire encore plus d'espaces verts et de logements pour faire passer des autoroutes. L'idée de ce texte est de montrer le futur dystopique qui s'associe avec la continuation de la dynamique actuelle.
L'implantation de routes est un processus qui continue. Dans les dernières années, le nombre d'automobiles en circulation continue d'augmenter au Québec1. Ceci fait en sorte que les centres des villes n'ont d'autres choix que de faire place à la masse automobile qui y vient pour profiter des services. Ce faisant, on est toujours dans la course pour formater davantage l'espace pour l'automobile. Ceci se fait dans le contexte où la majorité de la population se concentre toujours davantage dans les centres urbains, vu que les emplois y sont souvent situés2. Toutefois, le nombre d'habitant·e·s des centres n'est jamais en aussi forte croissance que celui des périphéries3, ce qui amène un étalement urbain, ainsi qu'une hausse des déplacements entre le centre et la périphérie, entre les banlieues et le centres-villes. À terme, il faudrait rapprocher les habitant·e·s de leur travail et des services, mais en attendant, tentons de voir ce qu'il est possible de faire dans la configuration actuelle.
En voyant la construction ou l'élargissement d'une route comme une accélération du débit de voitures actuel, on en fait un simple problème de plomberie, par lequel l'agrandissement du tuyau permet d'augmenter le débit. Or, le trafic est un flux dynamique, qui se développe en fonction de la capacité de ce même tuyau. Ainsi, il y a au moins quatre facteurs qui font en sorte que la route se retrouve ensevelie sous les voitures, généralement en moins de quelques années, contribuant à réduire sa vitesse générale.
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S'il s'avère plus rapide de passer par la nouvelle route, elle sera priorisée par les utilisateur·trice·s des routes environnantes. Peu à peu, la circulation s'équilibrera entre ces routes. La vitesse globale redescendra à la norme des artères d'un secteur donné.
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Un nouvel accès rapide à un secteur donné favorise l'établissement de nouveaux développements résidentiels à proximité, qui font en sorte d'augmenter le trafic jusqu'à la moyenne régionale.
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Généralement, les maisons dans les banlieues éloignées sont achetées par des jeunes familles qui ne peuvent se permettre d'habiter au centre-ville dans le début de leur carrière. Leur situation économique s'améliorera toutefois et plusieurs se plieront à l'achat de voitures supplémentaires, ne serait-ce que pour leurs enfants, qui n'ont d'autre moyen de transport que de rares autobus.
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De plus, même lorsque les routes plus larges parviennent temporairement à gérer le flot de voitures, elle ne font que repousser l'engorgement sur le prochain élément d'infrastructure: pont, échangeur, croisement de voie ferrée ou même le centre-ville voisin où la majorité des gens travaillent.
Ceci revient à dire que la construction d'infrastructures routières amène une croissance de la demande automobile. Selon plusieurs urbanistes, cette hausse de demande, en quelques années, est suffisamment forte pour neutraliser la hausse d'efficacité de la route.
Cette croissance du nombre de véhicules sur les routes est problématique, car elle augmente les délais de transport de manière exponentielle. En effet, plus le réseau routier approche de sa pleine capacité, plus la vitesse des véhicules en mouvement diminue . Ceci s'explique notamment par le fait que tous les points d'une route se retrouvent limités par la vitesse du goulot d'étranglement suivant, par exemple l'entrée d'un pont ou la lumière rouge à la sortie d'un pont ou d'une autoroute. Lorsque cet entonnoir est congestionné, les automobiles de plus en plus nombreuses font la file sur une distance de plus en plus grande. Les délais se répercutent alors en effet domino sur les automobilistes qui attendent. D'autre part, plus la route est occuppée, plus il faut ralentir pour vérifier les alentours avant de faire une manoeuvre, ou simplement pour garder une distance sécuritaire avec les autres véhicules. Ainsi, plus une route approche de sa capacité maximale, plus le flux des véhicules est ralenti, rendant du même coup les heures de pointe ingérables.
Au contraire, dans le pire scénario, l'autobus ou le train ralentissent les individus, qui doivent attendre le prochain passage, mais sans ralentir le système en tant que tel. Dans le cas des autobus, augmenter la quantité d'utilisateur·trice·s des autobus augmente un peu le temps de chargement, mais n'affecte que peu leur vitesse de transport, tant qu'ils ne sont pas ralentis par le trafic automobile. De plus, les lignes d'autobus fortement achalandées sont fréquemment additionnés d'autobus express, qui arrêtent à moins d'arrêts. Le métro possède quant à lui un temps de chargement et déchargement fixe, même lorsque les wagons sont pleins. Quant à la vitesse de déplacement, elle n'est pas plus affectée par la charge des wagons. Ainsi, un plus grand achalandage sur les autoroutes diminue exponentiellement la vitesse des automobiles, tandis qu'un plus grand achalandage des transports en commun influence peu le temps de transport des usager·ère·s.
Ceci a été démontré empiriquement à soi-disant Montréal. La construction des infrastructures autoroutières s'est effectuée au soi-disant Québec principalement entre les années 1960 à 1975. À l'échelle de soi-disant Montréal, cela s'est traduit par la construction de 4 nouveaux ponts et de 5 nouvelles autoroutes. Des statistiques sur la vitesse moyenne, en kilomètre par heure, à l'extérieur des pointes (matin et soir) montrent empiriquement ce qui s'est produit à partir de 1959, l'année de la fermeture du tramway de soi-disant Montréal4.
Année Centre-ville (vtess en km/h) Ville de soi-disant Montréal (vitesse en km/h) Île de soi-disant Montréal (vitesse en km/h)
1959 26.4 39 43.5
1963 29.7 40.8 44.8
1967 24.8 36.8 40
1969 23.2 36 40
1970 22 34.4 37.4
1973 21.6 33.6 36
1977 20.8 32 33.6
1979 20.8 30.4 31.2
Ainsi, malgré les plus grands investissements en infrastructures routières du soi-disant Québec, le trafic automobile n'a fait que ralentir sur l'ile de soi-disant Montréal. C'est donc dire que même dans la période de plus forte croissance du réseau autoroutier, on n'a jamais réussi à construire des autoroutes assez rapidement pour faire du transport automobile une solution qui améliore réellement la vitesse de transport. Il n'y a donc aucun avantage à construire plus de routes et à élargir celles existantes. Selon plusieur·e·s urbanistes, les habitant·e·s ne choisissent pas leur moyen de transport en fonction de sa nature : les gens tendent plutôt à choisir l'option la plus rapide, que ce soit le transport actif ou collectif, ou encore l'automobile. Ceci prouve que la seule manière de réduire le nombre d'automobiles sur les routes est d'améliorer l'étendue et la capacité des réseaux de transports non-automobile. C'est en rendant les trajets plus rapides en transport collectif qu'on peut réduire le parc automobile. Donc la vitesse réelle des déplacements automobiles n'augmenterait qu'en fonction de la vitesse des modes de transport alternatifs, et non pas en fonction de la quantité d'infrastructures routières.
Ceci suggère que la meilleure manière de décongestionner n'est pas de construire davantage de routes, mais bien d'investir dans des infrastructures de transport actifs et collectifs. Ces modes de transport apportent aussi de nombreux bénéfices: diminution de l'émission de gaz à effet de serre et de la pollution écosystémique et sonore, restriction de l'espace réquisitionné pour les infrastructures de transport, limitation du nombre d'accidents, accroissement de l'accessibilité au transport et réduction des inégalités sociales.
Notes
1. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2069993/augmentation-vehicules-rout...
2. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-630-x/11-630-x2015004-fra.htm
3. https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220209/dq220209b-fra.htm,
4. Tiré de Dagenais, 1982, Ironie du char.